V
– Laissez donc mes oignons, s’écria la cuisinière furieuse. Vous n’êtes plus bonne à rien. Allez vous coucher, – oui ! – allez vous coucher. Quelle maison !
– C’est pas vrai ! dit Francine en essuyant de l’avant-bras ses yeux rouges. Je ne peux pas éplucher des oignons sans pleurer, est-ce ma faute ?
– Ne mentez donc pas, imbécile ! Vous sanglotiez. Je vous entendais de la buanderie. Vous me faites pitié : je devrais vous flanquer des gifles.
– Ça ne serait pas un mal, je voudrais être morte, madame Fernande. Si je meurs, je demande à être incinérée – brûlée, quoi ! les os, aussi, tout. J’ai fait un écrit qu’on trouvera sous le marbre de ma commode. Et même j’ai envie de vous le donner, rapport à M. Fiodor : il fouille partout.
– Gardez-le, petite dinde, je ne me mêle pas de ces choses-là... Les romans vous tournent la tête. Faites comme moi, n’en lisez jamais. À votre âge, on pense bien assez aux hommes sans risquer de s’échauffer encore le sang par des inventions. Mais vous n’avez pas plus de défense qu’un enfant, et du vice à revendre, avec vos yeux couleur de plomb fondu. Des yeux gris ! ça n’est pas humain.
– Du vice ? Dites plutôt du malheur : je ne suis pas chanceuse, je n’ai pas seulement de ligne de chance dans la main, je suis une enfant du malheur. Et pour faire voir du pays à M. Fiodor, laissez-moi rire ! Un homme de cette espèce-là, caressant et rusé comme une femme, aussi féroce qu’un petit chat !
– Féroce ! Taratata ! Des hommes féroces, vous voyez ça dans vos films. C’est pareil à votre histoire d’incinération, votre ligne de chance et le reste : des visions. Une bonne soupe épaisse le matin vers six heures, du quinquina avant les repas et la tisane d’herbes chaque soir, avant de se mettre au lit, pour combattre l’humeur du sang, voilà le conseil d’une mère de famille, et je suis sûre d’avance que vous n’en ferez pas plus cas que de votre première dent de lait. Ainsi va le monde : l’expérience est une invention des vieux qui met les jeunes en colère, sans profit pour personne. Une chance encore, que vous ne m’éclatiez pas de rire au nez !
– Je n’ai pas envie de rire, non.
– Riez quand même. On n’a pas trouvé mieux contre les folies du sentiment. Autrement vous rirez trop tard, et Dieu sait où ça mène de rire trop tard, quand on a le cœur pris par un désespoir d’amour ! Droit au puits pour s’y jeter, tête première.
–Pourquoi pas ?
– Taisez-vous donc, vicieuse ! À force de ruminer cette bêtise, jour et nuit, vous finirez par la faire. J’en ai vu de plus malicieuses que vous chipées par le suicide, l’idée fixe à ce qu’on dit, gobées comme des mouches... Ni vous ni moi ne sortons de la cuisse de Jupiter, peut-être ? On doit vous parler franchement. Hé bien, les gens du grand monde se détruisent moins souvent que nous, c’est un fait. Des oh ! des ah ! des vapeurs et des attaques de nerfs, ils ne sortent pas de là, juste assez pour mettre le personnel sur les dents, et enrichir les spécialistes du genre de ce professeur La Pérouse qui fait tourner Monsieur en bourrique. Une petite bonniche n’a pas le moyen de se payer des mélancolies de millionnaire, voyez-vous !
– Pas le moyen ? C’est ce qui vous trompe, madame Fernande. Pensez de moi ce que vous voudrez, je ne suis peut-être pas si bornée que j’en ai l’air. Je m’exprime mal – oui – mais un peu plus, un peu moins, l’amour fait bafouiller tout le monde. D’ailleurs on ne dit rien de bon là-dessus dans les livres – des blagues. L’amour, voyez-vous, c’est dur, ça n’a pas d’entrailles, ça pourrait même rire de tout, comme une tête de mort. Je n’ai plus d’égards pour moi, plus de coquetterie, une robe neuve me dégoûte. On ne voudrait pas être aimée pour sa robe ! Au début, oui, sans doute, vous montrez volontiers un manteau – moins encore : un bonnet, un bout de ruban, un joli petit soulier avec une boucle neuve. Et vous riez, vous serrez vos doigts, vous trouvez des bêtises à dire. On croit l’amour riche, gracieux. Il faut ça pour nous tenter, il nous prend par la douceur, les manières. Mais en réalité, madame Fernande, sitôt le poisson ferré, adieu les douceurs ! L’amour se montre tel qu’il est, nu comme la main, nu comme un ver.
De surprise, la cuisinière avait laissé glisser sur la table ses bras énormes, et lorsque la pauvre fille se tut, elle remua les épaules, ainsi qu’un baigneur saisi par le froid.
– Vous me faites peur, Francine, dit-elle, je vous crois folle. Il y a un vent de folie dans cette satanée maison, sûrement ! Le pis est qu’on ne peut pas douter de vous ; il faut vous croire sincère, j’en ai les jambes coupées.
Elle renifla bruyamment, essuya ses yeux, où brillait déjà, sous les larmes, la sauvage curiosité femelle, plus forte qu’aucune compassion.
– Je vous tirerai de là, ma petite, je ne vous laisserai pas manger par un sale Russe, un vrai démon. Qu’est-ce qu’il a bien pu vous mettre dans la tête, à vous, une étourdie qui me chipait encore l’été dernier mon sucre et mon chocolat et qui chantait du matin au soir ? Nom d’un sac ! vous n’êtes pas abandonnée, vous avez des amis, on devrait prévenir la police. Soyez franche, hein ? Je parie qu’il vous menace, le vampire !
– Me menacer, moi ! Osez donc le répéter, grosse boule de son, hypocrite ! Il n’a jamais menacé personne. Il est malheureux, voilà tout. Malheureux à un point qu’on n’imagine pas, qui vous donne mal au cœur, au ventre, le vertige, quoi !... Quand il bâille, vous diriez un roi, un dieu. Il explique que c’est ainsi dans son pays, sous un ciel blanc, la terre blanche, avec de petits bouleaux, les cabanes, des lacs gelés, un gros soleil rouge, et des loups... Puis il parle de la mort d’une manière si douce, si affectueuse, et il avoue qu’il ne m’aime pas, qu’il ne pourra pas m’aimer. Pauvre chat !
– Imbécile ! Triple imbécile ! Son pays ! De quel ton elle a dit ça ! Et malheureux ! Il en a l’air, il joue aux cartes jusqu’à des deux heures du matin, il est vêtu comme un prince, il fume des cigarettes dorées qui sentent le poivre et la lavande. Des malheureux ! Parle-moi de ton père, imbécile, qui s’est gâté la poitrine en soufflant le verre, une fois ta mère défunte, pour vous élever tous les six. A-t-on idée d’adorer à deux genoux un mendiant russe quand on l’a traité dix minutes plus tôt de rusé, de féroce et quoi encore ?
– Madame Fernande, je regrette de vous avoir injuriée, pardonnez-moi, j’ai mes nerfs. Seulement ne soyez pas injuste, allez ! Au début, je l’étais aussi. Je voudrais bien vous expliquer, mais c’est trop difficile, les mots manquent... D’ailleurs je ne suis même pas à plaindre du tout. Il ne m’aime pas, bon. Je ne peux pas lui en vouloir, il est trop malheureux, je dois être malheureuse avec lui, à cause de lui. Je suis son égale maintenant, voyez-vous, il l’a dit. Je me fiche du reste, je ne veux pas qu’on se mette en peine de moi, je mourrai comme une mouche. Naturellement ça vous paraît sombre, triste, ça fait froid de m’entendre. Et justement c’est ce froidlà qui me repose, je suis lasse. Le soir est triste aussi, madame Fernande. Pourtant lorsque le soleil vous a rôti les épaules et sorti les yeux de votre tête, n’est-on pas bien aise de voir les fonds noircir et les gros papillons de nuit ?
– « Les fonds noircir et les gros papillons de nuit, je crois l’entendre, elle répète sa leçon mot pour mot, l’innocente ! Et il la mènera tranquillement jusqu’au fond de la rivière, avec ses belles phrases creuses comme un turlututu. C’est ce qu’il veut, sotte que vous êtes ! Oui, il n’en veut qu’à vos sous. Ne mentez pas : il vous a volé plus de mille francs.
– Et puis après ? Vous en verrez bien d’autres, madame Fernande. Je ferai un testament, il aura tout.
– Bon, bon, restons-en là... Seulement, ma belle, vous saurez que j’ai un travail, ici... je ne suis pas rentière. Vous irez vous pendre ailleurs, foi de moi, je ne vous supporterai pas plus longtemps. Est-ce que Monsieur vous paie pour geindre tout au long du jour, ou débiter des horreurs, sur un ton de première communiante à vous donner le bon Dieu sans confesse ? Je vous ferai flanquer dehors par Monsieur, oui, moi qui vous parle, entendez-vous ? et dans l’intention de vous servir. À votre égard, une mère n’agirait pas mieux. Rentrée à Paris, on saura si le Russe court après vous ; je suis tranquille. Et pas plus tard qu’à l’instant même, faut que je le voie, rapport au fût d’huile d’olive... Je m’en vais lui dire deux mots qui me brûlent la langue depuis longtemps. Si vous ne voulez pas l’appeler, je le ferai prévenir par François.
– François est à la ferme, il répare la lessiveuse. Croyez-vous que ça me gêne d’appeler M. Fiodor ? Cette malice ! Vous verrez quel homme il est, madame Fernande. Il vous retournera comme un gant, le mignon.
– Bon, bon, parle toujours ! riposta la cuisinière offensée. Et dites-lui d’apporter le fût sur la brouette du jardinier, comme tout le monde, au lieu de jouer à l’hercule. Il a failli me laisser tomber sur les pieds la dernière barrique de porto – cent litres !
Elle reprit son couteau d’un air grave. Fille d’un forgeron-cabaretier de la vallée d’Avre, qui donnait des bals à la jeunesse chaque dimanche, elle ne croyait pas petite son expérience des choses du cœur. Mais dressée dès sa jeunesse à la jovialité normande, qui ne songe guère à cacher aux domestiques, ni même aux voisins, une débauche honnêtement calculée, selon la prudence héréditaire, en proportion des ressources et des libertés de chacun, elle commençait de trouver irrespirable l’air de cette maison trop secrète, apparemment dédaignée des hobereaux chasseurs et des gras curés villageois, si différente des châteaux où elle avait servi, maison hantée seulement de médecins, de prêtres, d’historiens, de journalistes suspects, austère jusqu’à la tristesse, mais qu’elle sentait travaillée néanmoins de beaucoup de vices et d’humeurs. Par-dessus tout, elle méprisait la faible santé du maître, ses remèdes, les répugnances puériles de son estomac, d’autres manies encore, qu’elle prétendait femelles, indignes d’un homme. Ayant connu jadis, du temps de sa jeunesse et au hasard d’un « extra », Mme de Clergerie déjà mourante, elle avait reporté, presque à son insu, discrètement, sur Mile Chantal, une espèce de pitié dévote, qui n’était pas sans délicatesse ni clairvoyance. Le goût de sa fille pour cette forte commère (il détestait les gens gras) faisait le scandale de M. de Clergerie. « Elle sue, disait-il, je ne puis la voir sans haut-le-cœur. » Mais il devait toujours ignorer que dans la solitude tragique où la mystérieuse petite fille allait donner le suprême effort de sa vie même, elle ne trouverait nulle part ailleurs que dans cette sollicitude grossière un peu d’aide et de repos. « Elle n’est pas trop fine, répondait Chantal, ni trop dévote non plus, et elle me raconte des histoires étonnantes où elle a mis tout le sel de sa cuisine. Si je l’aime ainsi, c’est qu’elle ne ment pas. »
– Je vous avais fait prier de prendre la brouette, monsieur Fiodor. La porte de la buanderie est si basse ! Sûrement vous aurez encore abîmé le chambranle.
– Qu’importe ? (Il déposa le petit fût à la place ordinaire, et tourna vers Mme Fernande un visage calme et triste.) Oui, qu’importe ? Je n’ai reçu d’ordre de personne, je n’ai voulu que vous plaire, rendre service. Pour le reste, n’est-il pas juste que j’agisse à ma guise, selon ma fantaisie, au risque d’égratigner en passant une pièce de chêne ? C’est une chose qu’une femme ne peut comprendre, on a parfois besoin d’éprouver ses muscles.
– Il faut que vous ayez toujours raison, répliqua la cuisinière d’un ton bourru, où il sentait très bien frémir l’impatience, la curiosité, un dépit qui lui plut. À la moindre observation, que de phrases !
– Nous sommes ainsi, fit-il. Nous sommes bavards. Et cependant je suis capable de parler comme un Français, plus brutalement même. Vous pensez beaucoup de mal, madame Fernande, trop de mal... On ne doit pas... on doit délivrer son cœur... Moi aussi je veux vous dire un mot de Mlle Francine.
– Vous avez peut-être écouté aux portes, ne vous gênez pas, remarqua la grosse femme furieuse et déçue. Je m’en moque. J’ai assez de vos manières, voilà le mot. Une mère de famille n’a pas à vous cacher ce qu’elle pense. Votre place, monsieur Fiodor, n’est pas dans une maison sérieuse, dans une maison d’honnêtes gens. Il y a de la bêtise ici, je ne prétends pas le contraire, mais il n’y a pas de méchanceté. Vous, vous êtes méchant. Je connais Francine. Vous l’avez rendue folle exprès, par vice ; vous êtes malin comme un singe. Elle finira par se détruire, vous l’aurez assassinée... On en guillotine qui sont moins coupables que vous.
Elle s’attendait à un cri de colère, ou peut-être à un éclat de rire, un défi. Le Russe l’écoutait en silence, immobile, aussi pâle qu’un mort. Elle se tut.
– Est-ce possible ? dit-il tout à coup de sa voix chantante. Regardez cette poitrine, madame Fernande (il écarta violemment sa chemise de soie, découvrit une peau nue et lisse, marquée de cinq cicatrices profondes). Voyez la trace des balles. J’ai été fusillé à Vrosky, devant le mur de l’école, moi qui vous parle, les cinq canons de fusil à quelques pas (je les aurais presque touchés de ma main), et la neige était rouge de sang. Ils avaient allumé un feu avec les bancs et le tableau noir, ils y brûlaient nos effets, nos papiers, nos pauvres culottes raccommodées avec du chanvre et un bâton pointu, nos bottes... Je voyais monter cette fumée sale dans le ciel. Quel homme a contemplé sa fin de plus près, face à face ? Hé bien ! par ce souvenir qui m’est plus sacré que n’importe quelle femme, que ma mère même (Il se signa sur les lèvres), je n’ai pas voulu faire le mal, j’ai agi avec simplicité, sottement... J’aurais désiré que la fille fût mon amie, ma camarade. Où est mon crime ? Elle était jadis simple et fraîche, champêtre, elle sentait le foin, je l’eusse volontiers embrassée ainsi qu’un petit frère. Aujourd’hui, voyez-la, que puis-je ? elle a renié sa nature, elle est entrée dans le vieux mensonge. D’elle ou de moi qui a changé ?
– Oh ! vous parlez bien, vous êtes rusé, je connais vos malices... Seulement, avouez que depuis des semaines vous tourniez autour de la petite, vous parliez bas... Elle était là comme un oiseau, tellement blottie, fascinée, elle aurait tenu dans le creux de la main. Et puis vous l’avez appris à jurer en russe, à fumer, à boire de l’éther... des saletés.
– Devais-je me moquer d’elle, la rudoyer ? Je ne vous le cacherai pas, madame Fernande (l’expression de son regard devint tout à coup si vague que la cuisinière en soupira de surprise et de dégoût), vous semblez ne savoir nullement ce qu’est le malheur. La fille, elle, le sait. Car pleurer un mort, la perte d’un procès, jurer contre le Christ, blasphémer, ce n’est pas le malheur. Le malheur est calme, solennel, ainsi qu’un roi sur son trône, muet comme un suaire. Quant au désespoir, il nous donne un empire égal à celui de Dieu.
– Et c’est ce que vous contiez à une gamine, farceur ?
– Madame Fernande, dit le Russe sans cesser de sourire d’un sourire humble, innocent, détrompez-vous : une femme comprend aisément le malheur. Oui, il y a sans doute en chaque femme comme une source de tristesse. Ainsi cherche-t-on l’eau sous la terre. Voyez, cependant : Mlle Francine l’a épuisée d’un coup, c’était une petite source de rien. Aujourd’hui, elle ne sait que pleurer, s’enivrer, décacheter mes lettres, ou boire dans mon verre aussitôt que je tourne le dos pour allumer une cigarette. Ce sont des enfantillages.
– Et si elle se tue, appellerez-vous ça encore un enfantillage, hypocrite que vous êtes !
– Assez ! fit le chauffeur d’une voix grave. Je gagne ma vie honnêtement, je fais mon service, je ne souffrirai pas que vous m’insultiez. D’ailleurs, je désespère de me faire comprendre de vous, madame Fernande. Certes, j’ai commis bien des actes téméraires qui vous paraîtraient incroyables. Le plus téméraire de tous sera probablement d’être entré un jour dans cette maison.
– Hein, quoi ? Quelle maison ?
M. Fiodor pâlit, croisa nerveusement les mains.
– Vous savez ce que cela signifie, madame Fernande. Sur ce point du moins, vous voyez clair. Le mensonge est ici plus vivace qu’ailleurs, il jette sa graine partout, il finirait par ronger la pierre. La vieille dame est née de lui, c’est sûr. Elle ressemble à un champignon poussé entre les racines d’un arbre, au crépuscule... Notez qu’elle n’a commis aucun crime, je suppose ; mais son âme est avec son trousseau de clefs, la mère avare ! Et pour lui, qui donc l’a jamais vu rire d’un rire d’homme ? Avec sa barbe de pauvre, ses mains molles, la peau grise de son cou, son haleine ? Écoutez, madame Fernande, excusez-moi : je le crois mort depuis longtemps.
– Quelle horreur !
– Il y a encore ses amis – les intimes amis en français, n’est-ce pas ? Christ ! À Paris, d’abord, ils m’ont fait rire. Ici, je les déteste. L’évêque Espelette ressemble à n’importe quelle dame professeur à l’Institut des jeunes filles d’Ostrov. Son âme à lui doit être une petite flûte. Comme il caresse des mains, du regard, comme il souhaite plaire ! Il joue avec le médecin La Pérouse, avec le journaliste, avec le juif, avec tous... Ils jouent entre eux, ainsi que des enfants tristes, dans la cendre, un jour d’hiver. Ils ne savent assurément ce qu’ils veulent. Chacun désire un rang, une place, la renommée, l’or, et sitôt la place occupée, je suppose, elle est trop grande pour lui, il désire humblement plus bas. Oui, madame Fernande, personne ici n’a le courage du bien ni du mal. Satan lui-même s’y dessinerait comme une traînée de poussière sur un mur.
Ses longs yeux brillaient de plaisir ; il alluma une cigarette.
– D’ailleurs, n’avons-nous pas maintenant assez parlé, madame Fernande, à quoi bon ? Je dois remplir mon réservoir, j’ai cent kilomètres de route à dévider avant sept heures.
– Attendez un peu ! supplia la cuisinière presque humblement. Voyez-vous, j’ai servi des maîtres qui ne valaient pas ceux-là pour les manières, l’éducation, la fortune, et le reste. Cependant, parole d’honneur, je n’ai jamais été si mal à l’aise. Je rêve les nuits, il faut que je rallume ma bougie, j’ai même des tremblements. Ça ne m’était pas arrivé depuis la mort de ma troisième fille... Tenez ! la vieille dame est ce qu’elle est, d’accord. Seulement j’ai du mal à l’entendre traiter de chameau, en face, sans baisser la voix – je fais la sourde, je voudrais me fourrer dans un trou... Notez qu’elle comprend, j’en jurerais, mais elle n’est pas sûre ; autrement elle leur sauterait aux yeux, la vilaine ! Et puis le patron a horreur de la jeunesse, c’est connu. Sa femme est morte d’ennui. Positivement, il resserre le cœur. Sans plus parler de Francine, monsieur Fiodor, ni me mêler autrement de vos affaires, votre place n’est pas ici. Non, croyez-moi, l’air d’ici ne vaut pas grand-chose pour vous.
– Allons donc ! dit le Russe d’une voix douce. Il est trop tard, madame Fernande. Je dois voir la fin de cette aventure, vous le savez. Peut-être les gens ne sont-ils pas ici pires qu’ailleurs, médiocres seulement, ridicules et bas... mais l’air qu’ils respirent suffirait à les rendre plus noirs que des démons. Moi-même, j’ai perdu mon sens, je suis pareil au mot d’une langue oubliée. Hélas ! madame Fernande, le secret de cette maison n’est pas le mal – non – mais la grâce. Nos âmes maudites la boivent comme l’eau, ne lui trouvent aucun goût, aucune saveur, bien qu’elle soit le feu qui nous consumera tous éternellement... Que dire ? Chacun de nous s’agite en vain, se débat ; nous sommes pris entre les mailles d’un filet qui nous emporte pêle-mêle où nous ne voulons pas aller. Excusez-moi de parler devant vous ce langage insensé... Je vous parais fou, délirant, vous me croyez ivre...
– Que non. Tout finaud que vous êtes, vous n’en remontrerez pas à une fille de la vallée d’Avre. Je suis votre pensée depuis un moment, monsieur Fiodor, je ne la perds pas de vue, comme une tanche au fond de l’eau. Bah ! vous parleriez bien encore, je lis ça dans vos yeux... Un homme ordinaire, quand il a quelque chose à dire, ses yeux brillent. Les vôtres languissent. Il n’y a pas moyen de se tromper.
– Moi aussi, s’écria le chauffeur avec une impatience presque convulsive, moi aussi je connais votre pensée. Qu’importe Francine, hein ? Nous nous moquons bien de la fille ! Il y aura bientôt deux semaines – je pourrais donner l’heure exacte, vous avez pensé me prendre en défaut, me surprendre... Oui, c’était le jour où la vieille dame s’est perdue. Monsieur grondait, hochait la tête, il n’a jamais paru plus petit, plus mesquin. Il sentait le rat. Quelle chaleur ! Le mastic coulait le long des carreaux de la véranda... Vous avez tort de rougir, madame Fernande !
– Et pourquoi donc voulez-vous que je rougisse, insolent ?
Les yeux du Russe se vidèrent instantanément de toute lumière.
– Parce que vous me croyez l’amant de la Mademoiselle, fit-il sans élever la voix, mais si nettement que les paroles sonnèrent aux oreilles de Fernande comme si elles venaient d’être criées à tue-tête. Vous m’avez vu sortir de la chambre, ce jour-là. J’ai reconnu votre jupe, au coin du couloir, dans l’ombre, bien que les persiennes fussent closes.
Pour ne pas répondre, la grosse femme fit sans doute un effort désespéré. M. Fiodor s’était tu depuis longtemps, qu’elle semblait l’écouter encore, ses deux larges avant-bras posés sur la table, le visage penché, et si attentive que la grossièreté même de ses traits en était comme ennoblie.
– N’avez-vous pas honte ? reprit-il. Le mauvais rêve est en vous, en nous, dans nos consciences. La Mademoiselle est trop pure, elle va, elle vient, elle respire et vit avec la lumière, hors de nous, hors de notre présence. Et néanmoins elle rayonne à son insu, elle tire de l’ombre nos âmes noires, et les vieux cruels péchés commencent à s’agiter, bâiller, s’étirent, montrent leurs griffes jaunes... Demain, après-demain – qui sait ? – une nuit, cette nuit même, ils s’éveilleront tout à fait. Je l’ai déjà prédit, madame Fernande : la maison est vile, chétive. Vous y verrez cependant des choses étonnantes. Voici qu’elle tombe en poussière.